Le Livre de mon fils

X

Mon fils, je t'apporte la joie.

Le secret de la joie, c'est que tu vives dans l'instant. « À chaque jour suffit sa peine, dit l'Évangile. Ne vous inquiétez pas de demain, insensés, vous ne savez pas de quoi demain sera fait ». Si les hommes savaient comprendre cette parole, ils connaîtraient sans doute encore la douleur et son ferment pathétique, ils ne connaîtraient plus la tristesse. Chacun de nos instants, ou presque, nous apporte une joie, mais nous ne savons pas la saisir. Au lieu d'écouter son chant, nous nous narrons des choses tristes qui ne viendront peut-être jamais.

Ce matin, j'étais dans la montagne, l'air était d'une telle limpidité que chaque pic s'inscrivait au bord du ciel dans toute son acuité. L'azur emplissait la vallée. Celle-ci n'était qu'une grande coupe de lumière et d'azur offerte au ciel et moi dans tout cet échange de bleuité, de neige, de soleil je buvais la joie. La joie elle me venait de toute part. Je la humais avec l'air vif, elle emplissait mes yeux autant que la blancheur de la neige, elle me saoulait comme un vin. Elle était dans ce vent inodore et glacé qui me démontait, elle m'enrobait avec lui. Pourquoi en cette minute pensais-je à l'ennui de reprendre un travail détesté. Je m'en inquiétais jusqu'à l'angoisse, et de ton avenir, et de celui de ta sœur. Je souillais de mes anxiétés la joie immense du monde. C'était comme si devant toutes ces beautés qui se succédait en avalanches j'avais fermé les yeux, obstinément.

Et j'ai compris que le bonheur était de vivre chaque minute comme s'il n'en existait aucune autre. Chaque minute est la perle sans prix pour laquelle vendre tous ses trésors. Le monde est un cimetière des joies que nous n'avons pas saisies, de bonheurs que nous avons dédaigné de vivre. Écoute dans ton cœur le bonheur qui t'emplit en ce moment et simplement parce que ton sang coule vif à travers tes membres et qu'aujourd'hui le vent a fouetté ta face.

Notre goût de vivre dans l'avenir est une parodie de l'éternité. Nous voulons sans cesse nous étendre, nous allonger, projeter plus loin notre moi. Le jour qui succède au jour dément toutes nos prévisions. Qu'importe, chaque jour nous recommençons. Sisyphe qui s'impose à soi-même la tache écrasante de hausser son rocher.

Comprends-moi... le conseil que je te donne aujourd'hui comporte un danger. Je voulais simplement te dire la joie qu'apporte chaque minute et qu'il ne faut pas la laisser perdre. Je voulais te mettre en garde aussi contre une inquiétude fébrile de l'avenir. Ce n'est pas que je veuille que tu t'éparpilles dans l'instant. Prends en la joie, mais qu'elle ne te suffise pas. La seule vraie joie est dans l'effort.

L'instant, si tu t'en contentes, il te dévorera comme l'avenir. Tu finirais par te réduire aux sensations qu'il t'apporte. Peu à peu tu en viendrais à les raffiner pour mieux les sentir. Ce serait la fin de ta beauté. Car je te veux tendu dans l'essor, et mâle, et fier. À te satisfaire de l'instant tu ne serais plus qu'un esthète. Ne sois pas l'avare de soi-même âprement penché sur l'avenir, ne sois pas non plus le prodigue qui se gaspille. Les instants, cueille les, mais sans les transcender. Qu'ils soient la nourriture de ton effort.

Toute la joie est dans l'effort. Tu es montagnard, tu le sais bien. La cime te domine elle t'écrase si tu ne l'avais âprement conquise. Tu as lutté, tu as peiné, tu as souffert en montant. Parfois tu as cru tout lâcher. À peine voyais-tu l'ascension des montagnes autour de toi et le ciel à chaque heure plus bleu. Il fallait monter. Mais à la crête, quand les monts dominés déferlent comme une houle impuissante à tes pieds et que tu te sens si haut que seul subsiste le silence – Oh ! ce silence de la cime, sidéral – alors à toute la beauté du monde s'ajoute la joie de la posséder. Victoires, ces crêtes de glace, victoires les roches craquant de gel, et les contours d'or et d'azur, victoire aussi le silence.

Ainsi le prêtre, quand il a lutté avec les mots, qu'ils les a pliés à exprimer son rêve, sent la joie, ainsi l'artisan quand sort enfin de ses mains une œuvre.